SCRIPTS PERFORMANCE



script et dialogues pour la performance Matiyasevich’s Theorem : L’Hôte inconnu dans le crime sans cause
performance-conférence, 26 février 2015, grand amphithéâtre de la Villa Arson, Nice


 Est-ce que quelqu’un sait comment les lumières marchent ? C’est bon.

Vous venez d’entrer dans la deuxième pièce. Êtes-vous bien installés ? Il y a un petit banc gris derrière vous. Vous pouvez vous asseoir. Je vous aurais bien apporté un verre d’alcool de Bulgarie, mais cela fait longtemps maintenant que je n’y suis pas allée. Il n’y a pas le noir complet. C’est normal : il y a un écran qui émet de la lumière.

Personne ne sait faire ça ? — Non — Tu veux le noir complet ? — Pardon ? — Tu veux le noir complet ? — Non, mais…. — Ça va là ? — Oui, ça vous va ? — Nous, ça nous va. — Merci. Alors… Vous m’entendez bien ? — Mmmm. — Ça va là, vous êtes bien installés ? — Je n’entends pas si bien-bien, ça dépend… — Je m’approche un peu… — Oui… peut-être, oui.

— …et moi j’ai très chaud ; j’espère que vous n’allez pas avoir froid parce que dans cette salle parfois ça se refroidit. Aussi, je vais essayer d’être distincte, mais j’ai un rhume donc c’est plus compliqué. C’est la deuxième fois que je fais une performance dans ce lieu. Je vais commencer par une introduction. Il y a quelques années, un événement presque incroyable eut lieu dans un village du […] Comme il est courant à la campagne, la population s’était couchée de bonne heure. Soudain un homme parcourut les rues désertes en criant « Au feu ! Au feu ». Naturellement tous se levèrent – quand il dit « Au feu ! Au feu » en fait il crie, moi je ne crie pas, mais lui oui —, en effet une grange brûlait et avant que les flammes aient pu atteindre le ciel rouge, un second incendie se déclarait dans une autre grange. De loin en loin, on entendait crépiter les deux brasiers. Dans l’affolement général, un paysan se précipita au téléphone pour alerter les pompiers, mais quelqu’un avait coupé les lignes téléphoniques. On apprend un peu plus tard dans cet ouvrage que le paysan qui a crié « Au feu ! Au feu » et qui a tenté d’appeler est également celui qui a mis le feu aux deux granges et qui a coupé les fils du téléphone. Plus loin l’auteur se penche sur la question suivante : devant de tels forfaits – il liste d’autres crimes de cette nature –, devant de tels forfaits, ne serait-il pas souhaitable de pouvoir découvrir à temps les dispositions criminelles d’un individu afin de le remettre sur la bonne voie au moyen par exemple d’un médicament ? Cet ouvrage a été le point de départ d’une performance que j’ai réalisée en 2009 et dont je me propose de vous faire le récit et pour vous expliquer le dispositif. Elle fait également suite à une performance que j’ai réalisée à la Galerie provisoire, ici, à la villa Arson, vendredi dernier, et qui était une performance pour spectateur unique. Je me propose de vous parler ici de cette histoire de spectateur unique qui est récurrent dans mon travail en général et dans mon travail de performance en particulier – ici, je vous demande si vous êtes bien installés, si vous êtes bien assis sur le banc gris ou si vous êtes restés debout –, cette performance, « Les Silencieux », appartient à un cycle de performance qui ont pour caractère commun la réception. Des histoires de pièces closes avec un bureau, des accessoires posés ici et là. Je reçois un spectateur, s’ensuit la performance. Par l’analyse de cette performance de 2009, l’on va essayer de déployer quelques faits saillants.

— Est-ce que ça marche ? — Est-ce que ça marche ? Alors — vous m’entendez ? — Oui ? — Et là vous m’entendez ? — Oui.

« Nous sommes le 9 mai 2009. Vous entrez dans un lieu d’exposition pour visiter une exposition qui s’appelle Mute [Muet]. C’est l’Après-midi, vous entrez. Vous voyez une sorte de poster au fond avec un meuble, un homme et un chien, on a l’impression qu’il mange l’oreille du chien, il y a aussi une sorte de boîte de lait photographiée en train d’exploser, il y a aussi une platine vinyle posée sur un petit socle, un bureau. Je suis là et je vous propose de venir vous installer avec moi, à ce bureau, je vous sers un verre d’alcool que j’ai ramené de Bulgarie. Je vous demande :

“— Si vous étiez amené à commettre un crime, qu’est-ce que vous pourriez imaginer pour couvrir le bruit de la détonation ?”.

Je vous observe. Au fur à mesure, vous me parlez. Vous me parlez d’un studio d’enregistrement. Vous me dites que ça vous semble le meilleur endroit puisque c’est insonorisé.

“— Comment vous allez faire pour faire venir quelqu’un dans un studio d’enregistrement ? ”.

Vous cherchez un peu… Vous dites que vous allez lui montrer le dispositif. Le prétexte serait lui montrer les dispositifs, oui… Vous me décrivez précisément ce récit.

“— Avez-vous pensé à quelqu’un ? ”

Jusqu’ici vous aviez les yeux dans le vague, ou rivés à l’écran, mais à ce moment-là, à cemoment précis, vous me regardez vraiment et vous dites :

“— Évidemment non, puisque ce n’est pas réel ”.

Mais je vois dans vos yeux que la scène, vous l’aviez bien imaginée, dans les moindres détails, et qu’il vous manquait juste la personne en question. »

La performance dont je viens de vous faire le récit joue de divers codes et registres, de moyens bien spécifiques pour mettre l’interlocuteur en confiance. Au tout début, je demande à la personne qui vient avec moi si elle est bien installée, s’il ne fait pas trop froid, je lui offre un verre d’alcool, et puis je lui pose cette question. Il y a aussi la voix qui joue dans ce dispositif et puis des choses plus troubles qui vont se rapprocher plus d’une atmosphère administrative ou d’un bureau voire d’un commissariat. Je prends en note ce que vous me dites. C’est relié à une chose que je vais vous lire, quelque chose d’assez singulier, pas le livre en lui-même puisque c’est Surveiller et punir de Michel Foucault quelque chose qu’on connaît – ou pas, mais qui n’est pas très singulier. C’est plutôt la manière dont ces extraits inoculent quelque chose à la performance — oui on reprend ce thème : « Par l’aveu, l’accusé prend place lui-même dans le rituel de production de la vérité pénale (…) Cet aveu garde quelque chose d’une transaction, cette double ambiguïté de l’aveu est ce qui fait deux grands moyens que le double que le droit criminel classique utilise pour l’obtenir, le serment qu’on donnerait à l’accusé ne prêteraient… ? Et en même temps acte rituel d’engagement. L’autre moyen c’est la torture ». Je ne me suis intéressé qu’au premier moyen. À la fin de la performance, la personne quitte le bureau, je reste avec les notes, comme une déposition. Qui est une sorte de récit. Les performances de ce type que je pratique sont en réalité non pas des performances pour spectateur unique, mais prennent en compte l’audience en entier, notamment les autres spectateurs de l’exposition. C’est une expérience plus collective qu’il n’y paraît.

— vous êtes bien installés ? — vous, êtes-vous seul, ou êtes-vous plusieurs ?

La performance n’est pas située uniquement dans l’espace du bureau, elle se propage. Dans l’espace d’exposition se joue aussi un mécanisme de frustration pour chaque spectateur.

— Avez-vous été invité, sélectionné ? Êtes-vous arrivés en retard ? Vous ne comprenez rien à ce qui s’écrit ?

Effectivement, quand le dispositif est activé, moi j’arpente l’espace à la recherche d’un spectateur invité. La semaine dernière, c’était au cours d’une fête. Quelqu’un m’a demandé ce que je faisais, pourquoi j’avais l’air si concentré 14:04. J’ai répondu que je chassais un spectateur.

— Avez-vous été chassé ?

L’idée c’est de les faire disparaître de cette audience qui est prise comme une sorte d’ensemble et que cette disparition soit connue par l’ensemble des gens, ceux qui dansent. Au bout d’un moment, on se rend compte que quelqu’un disparaît avec moi dans une pièce close. Et si c’est impossible dans les espaces d’expositions dans lesquels je suis, si le bureau est à vue, alors on n’entend jamais la conversation. Parfois les notes sont prises en direct et retransmises sur écran. La dissociation du public est quelque chose que je pratique régulièrement, c’est un des ressorts des expériences mises en place. L’audience n’est jamais envisagée comme un ensemble indivisible mais bien comme un ensemble dont on peu extraire un élément. L’absence de cet élément va jouer un rôle au sein de l’assemblée, cette manière d’envisager la dissociation va être encore plus visible dans la deuxième partie de cette performance de 2009 dont je vais poursuivre le récit.

« On est à présent l’après-midi – c’est toujours l’après-midi. Je vous donne une carte, une invitation, c’est juste écrit “invitation”. Je vous demande de me rejoindre dans l’espace d’exposition à 19h30. À cette heure-là, l’espace est fermé. Quand vous arrivez, il y a une pancarte à l’entrée :

“Drame à 19h30, uniquement sur invitation”.

Je suis là, vous entrez, vous n’êtes pas seul, il y a déjà des gens à l’intérieur, il y a cinq personnes. Je vous offre une coupe de champagne. Avant de poursuivre la performance, je vous demande de signer un document. Sur ce document, il y a écrit que vous me délivrez de toute responsabilité en cas de dommage, que vous me donnez votre image et tout enregistrement que je pourrai faire de votre personne, l’autorisation de la diffuser en tout temps et en tout lieu. C’est la condition pour poursuivre la performance. Sur les six invités, vous êtes cinq à signer. Il y a une personne qui ne signe pas. — Je ne sais pas si c’est vous, je ne sais pas si vous signez ou non. En tout les cas, celle qui n’a pas signé quitte la salle. Elle part

— Vous partez peut-être.

Vous êtes cinq précisément. À présent, il manque une personne. Une boite noire est là, dans l’espace d’exposition. Elle est là depuis le début, mais vous ne l’aviez pas vue. Je l’ouvre, j’en sort une arme. Un revolver 7, 5 mm que je pose au centre de la pièce. Je vais chercher les documents que vous avez signés, je les pose à côté du revolver. Je prends l’arme, j’ouvre le barillet. À chaque signature j’enlève une balle. Sur le sixième document, il n’y a pas de signature. Je n’enlève pas la balle. Je referme le barillet. Je me lève et je tire dans l’espace d’exposition »

Bien sûr, je n’avais prévenu personne. Je n’avais rien dit au régisseur, ni au directeur du centre d’art ni à l’équipe ni aux autres artistes. Il y avait seulement le type qui m’avait procuré le revolver qui sait. C’est une sorte de processus inversé par rapport à tout à l’heure, qui fonctionne sur la singularisation d’un public, comment certains individus vont jouer des rôles différents selon le contexte. Là c’est le visiteur manquant qui, par son départ précisément, déclenche l’acte annoncé. Je ne sais pas à l’avance combien de fois je vais devoir tirer. Il y a une idée comme ça de mettre à distance de moi-même le processus, quelque chose qui se déclenche qui n’est pas de mon ressort. C’est aussi l’idée que la conséquence, ce n’est pas celui qui la déclenche qui la reçoit, qui la subit, mais ce sont les spectateurs qui sont restés, comme une procuration, de l’ordre de la procuration.

 

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