CHRONIQUES


Le texte ci-dessous a été écrit pour le projet «  On sait compter jusqu’à mille ne faisant un trou  » de Francisco Ruiz de Infante, pour la Nuit Blanche Paris 2004.
Le projet réunissait douze jeunes artistes, sur douze heures, durant lesquels les participants creusaient un trou dans la friche de l’Hôpital Saint-Lazare à Paris, tandis qu’un compte des heures égrenait le temps. Chaque artiste réalisait en outre une performance à une «  heure donnée  », toutes les heures. Une édition et un film étaient également réalisés en direct.
La chronique décrit les quelques jours de répétition qui ont lieu durant le mois d’août précédant le projet.


Chronique de la meute blanche
et des actes fatigués, des espèces, du voyage spatio-temporel et du second intérêt de creuser un trou en comptant jusqu’à mille

Il y avait soixante-cinq heures.
Titre prémonitoire  : lesté de cinq centaines, il devient l’emblème de la difficulté de prononcer certaines syllabes françaises pour un espagnol, et déclenche l’hilarité parmi les dix compteurs  ; le fou rire est nerveux – et c’est aussi comme ça qu’on l’aime. Bref, compter jusqu’à mille passait par cinq cent soixante-cinq, et c’est très important.
Mais c’était au milieu ça, un dimanche soir où l’on avait oublié que la nuit tomberait. Pour se réchauffer, on a compté  : un deux trois… soleil (pour la chaleur). Le loup est revenu avec des couvertures et on arrêté de jouer pour compter en vrai, comme il dit.
Il nous écrit «  gare au loup  ». Je ne sais pas bien ce qu’il entend par là – alors je l’imagine, et en l’imaginant je m’autorise à le penser lui en loup et nous en meute. C’est l’avantage de l’imagination, de ne pas comprendre son prochain (source d’agacement sartrien), on peut choisir. Parfois tricher, et même faire semblant. Le film de la dernière heure nous le montrait bien.
On avait dit qu’on serait des sortes d’acteurs/performeurs sous la houlette d’un metteur en scène. Mais il n’y a pas eu de scène  ; on était au centre, mais comme l’orchestre, au fond du trou. Mais à l’orchestre, on préfère la meute sans doute. C’est toujours plus intéressant de se prendre pour un animal comme le loup, plutôt que pour une flûte traversière. Et puis, à Auberive, on était presque dans les sous-bois – on voyait la lisière depuis le trou, en hauteur. Ça facilite le rapprochement avec le loup plutôt qu’avec l’opéra. Quoiqu’on ait eu maille à partir avec de sacrées gorges aussi dans l’après-midi. Ajoutons qu’il y avait à ce moment-là une autoroute qui passait, ce qui n’est d’ordinaire ni le cas de la forêt-aux-loups ni de l’opéra. Il se pourrait bien que cette autoroute inopinée nous révèle que nous étions une meute, un orchestre, une troupe dans une forêt, dans un salon, dans un trou. Un trou avec des bords, des cabanes, des routes, des passants, des insectes, et qui se prolongeait dans une cuisine où nous n’enlevions plus nos bottes.
L’intérêt de se prendre pour une meute de loups, tout de même, j’insiste, – outre la noblesse de la chose, c’est qu’à la différence des affaires humaines, le chef est de la même espèce. Et ça, ma foi, ce n’est pas rien. Car le chef d’orchestre et le metteur en scène ne sont pas vraiment de la même espèce que les musiciens ou les acteurs. Alors qu’un loup reste un loup. On ne peut imaginer que ce soit un berger qui conduise la meute.
Peut-être est-ce faux du reste. Peut-être qu’en effet, un des intérêts de compter jusqu’à mille en faisant un trou réside là, dans l’acte même de rendre metteur en scène et chef d’orchestre de la même espèce que tout le monde.
La scène n’est pas le trou, on le savait déjà. La scène est partout, nulle part. On peut dire que le metteur en scène est sur la scène ou qu’il n’a plus du tout de scène à organiser. Il organise en même temps qu’il joue. Le trou déborde, mange les coulisses, l’espace s’agrandit.
Quant au chef d’orchestre, c’est un peu différent. Il est par nature sur scène, et même un peu plus que ses musiciens. Quand on a l’oreille distraite, c’est lui qu’on regarde, parce qu’on ne comprend rien à ses gesticulations et que par conséquent c’est très beau. Dans le cas qui nous intéresse, c’est-à-dire le nôtre, ce n’est plus une question d’espace agrandi comme avec notre histoire de théâtre, c’est une question de temps étiré. Ici, on voit le chef d’orchestre, avant d’entrer en scène, brancher les câbles et discuter avec ses musiciens, voire manger un bout de saucisson – sauf quand il a l’estomac trop noué, auquel cas il se contente de vin au robinet. Bref, on voit qu’il est un homme comme les autres, de la même espèce, ce dont on pouvait douter si on n’aurait vu que sa prestation.
Ainsi, ce raisonnement scientifique renforce l’intuition autoroutière  de notre définition  : une meute, un orchestre, une troupe, et bien d’autres choses sans doute, n’oublions pas que nous sommes onze. Et soulignons que l’espace est agrandi, le temps étiré.
Si nous étions une histoire, nous serions de la science-fiction. Un trou dans le continuum espace-temps, onze voyageurs, un vaisseau étrange, une aventure extraordinaire, un huit clos, des rôles à tenir à bord – capitaine, premier officier (aussi la cantinière), navigateur (écrivain à ses moments perdus dans sa cabine exiguë), médecin, technicien, ingénieur, scientifique, responsable des communications, timonier, la fille de l’un d’entre deux (qui a une aventure avec le timonier), et un espion russe (fantôme à ses heures).
Franchement, un roman dans toutes les règles de l’art. Et – là c’est la gosse qui parle, on ne lit pas, on est dedans… – on a même remonté le temps, je m’en souviens et j’en avais toujours rêvé. Enfin, nous pratiquons également avec la science-fiction l’amour de la métaphore.

Nous avons été sollicités dans cette aventure au-delà de nos espérances. Il y a eu de l’ouvrier, de l’encyclopédiste, de la pleureuse surélevée (cependant qu’elle était, comme à son habitude, à côté du trou), de la bêche, du film et de l’insecte, de la course, du petit conflit, de la pendule, de la fatigue et du baiser, et même de la pluie. Quelques malheureux escargots ont été écrasés sous les bottes – accessoire déjà mentionné, mais c’est parce qu’il est essentiel. Des syndicats ont été fondés, quelques insultes ont été proférées, des contradictions se sont révélées, et même, inévitablement, des coups d’État ont été fomentés. On a été en manque  : de sommeil et du dernier personnage qui arrivera comme la dernière carte du full. On a eu du jambon coupé, de la tarte à la mirabelle, du vin et de l’époisse  ; des festins et des pique-niques ont eu lieu. On a marché avec des chaises sur le dos, et on a chanté… Dieu qu’on a chanté. On a eu le mal de mer, on a soufflé nos poumons, on a eu les bleus, les coupures et les cloques, et la main rougie du valet de pique. On a même eu la pleine lune et l’astrologie. Et enfin, juste avant la dernière heure dont on a déjà fait l’éloge, de l’anniversaire. Champagne et chocolat à huit heures du matin.
On pourrait croire que ce sont là choses futiles, et on aurait raison  ; tout comme creuser un trou est chose complètement absurde. C’est là le deuxième intérêt – il en viendra bien d’autres – de compter jusqu’à mille en faisant un trou, après avoir rendu à l’espèce le metteur en scène et le chef d’orchestre  : rendre compte toutes les heures de quelque absurdité et de son corollaire de futilités  ; le tout, comme dans une charade, étant indispensable.


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